Genèse du project
Consortium de recherche sur la climatologie régionale établi à Montréal, Ouranos a été créé en 2002, dans la foulée des inondations au Saguenay, de la tempête de verglas en Amérique du Nord et de plusieurs années consécutives de faibles débits des cours d’eau. Les dommages causés par le déluge et la tempête ont été assez importants pour soulever de sérieuses préoccupations concernant notre vulnérabilité collective aux événements météorologiques. De plus, étant donné que 95 % de l’électricité consommée est produite par l’énergie hydroélectrique, les débits des cours d’eau, les précipitations et le climat sont considérés comme des ressources stratégiques au sein de l’économie québécoise. Pour mieux comprendre et documenter les changements climatiques potentiels, la province, Hydro-Québec et le milieu universitaire ont mis sur pied Ouranos à titre de pôle d’expertise climatique au service de la collectivité.
L’expertise d’Ouranos porte, entre autres, sur le développement et l’exploitation d’un modèle régional de climat (MRC) couvrant l’Amérique du Nord. En utilisant comme données de départ les simulations réalisées par des modèles climatiques globaux à basse résolution, le MRC produit son propre climat à une résolution beaucoup plus élevée. Dégager de l’information utile des sorties de modèles climatiques est aussi un domaine d’expertise du consortium. Pour obtenir une information pertinente, il faut comparer les résultats de plusieurs simulations effectuées par plusieurs modèles afin d’évaluer la robustesse des conclusions. Les résultats de ces analyses sont ensuite communiqués aux ingénieurs et scientifiques de domaines variés qui cherchent à comprendre les impacts des changements climatiques sur la foresterie, l’agriculture, la santé publique et la production énergétique.
Cependant, après avoir fourni pendant plus d’une décennie de l’information sur le climat à des municipalités, gouvernements et sociétés privées, l’adoption des projections climatiques dans le processus décisionnel demeure limitée, et ce, pour plusieurs raisons. Par exemple, dans certains cas, les impacts des changements climatiques se produiront dans un avenir si lointain par rapport à l’horizon de planification que les mesures d’adaptation peuvent être retardées sans danger. Dans d’autres, les mécanismes d’adaptation sont déjà en place et devraient être en mesure de répondre au climat quel qu’il soit. Mais selon nous, l’information climatique dans le processus décisionnel est encore sous-utilisée et sa pertinence, sous-estimée. Pour ces raisons, ce projet veut répondre à la question suivante : la manière dont nous avons présenté l’information climatique jusqu’à maintenant est-elle un obstacle à son utilisation dans des situations réelles?
Modélisation du climat
Les scénarios climatiques sont des représentations plausibles du climat futur. Ils sont habituellement créés à partir d’observations météorologiques et de simulations climatiques. Les modèles climatiques incorporent les lois connues de la physique, de la thermodynamique et de la radiation ainsi que des processus biologiques et chimiques. En résolvant les équations découlant de ces lois, nous reproduisons, quoiqu’imparfaitement, le climat de la terre. En traitant par ordinateur un modèle du climat terrestre, il est possible de réaliser des expériences virtuelles couvrant des milliers d’années.
On peut construire un modèle climatique de bien des façons, et même quand tous s’entendent sur les lois physiques sous-jacentes, plus d’une vingtaine de modèles prétendent offrir des améliorations par rapport aux autres. Pour tirer des conclusions utiles de cet assortiment de modèles, les chercheurs conviennent d’un ensemble d’expériences coordonnées effectuées par chaque modèle et comparent les résultats obtenus. Il s’agit du Projet d’intercomparaison des modèles couplés (CMIP), un exercice qui dure depuis 15 ans. Les rapports du GIEC sont en partie tirés des résultats de ces expériences de simulations.
Évaluer le rôle des gaz à effet de serre (GES) sur le climat est l’une de ces expériences. La première étape consiste à préciser la quantité de GES à inclure dans l’atmosphère du modèle. Cela ne relève pas de la science du climat, mais plutôt de disciplines telles que la technologie, l’économie, la démographie et la politique. Les climatologues font donc appel à des équipes de scientifiques spécialisés dans la modélisation de l’économie mondiale pour obtenir divers scénarios plausibles d’émissions de GES. Habituellement, il y a un scénario avec faibles émissions, un scénario avec fortes émissions et quelques scénarios entre les deux. Les équipes de modélisation lancent leurs modèles en utilisant plusieurs scénarios d’émissions afin de simuler les impacts des GES sur les températures, les précipitations, les glaces de mer, les vents, etc.
La modélisation climatique comporte une importante difficulté : lorsque plusieurs modèles lancent la simulation avec le même scénario d’émissions de GES, ils génèrent différents climats. Comme le climat est un mécanisme complexe et sensible, il est habituellement très difficile de déterminer les raisons à l’origine de ces différences. Pour donner une idée de la sensibilité du climat, mentionnons que les modèles climatiques incorporent un sous-programme décrivant l’ouverture de microscopiques pores de plantes et de feuilles d’arbres en réponse à la température ambiante et à la concentration de dioxyde de carbone. Ces pores, appelés stomates, contrôlent les échanges gazeux nécessaires à la photosynthèse, mais dégagent aussi de l’humidité. Or, si un modèle représente mal l’ouverture de ces pores, la transpiration des végétaux sera surestimée ou sous-estimée, ce qui se répercutera sur l’humidité de l’air, la formation des nuages et ainsi de suite, à l’échelle du globe.
En climatologie, la sensibilité des phénomènes météorologiques aux petites perturbations est responsable de ce qui est appelé la variabilité naturelle. Cela ne veut pas dire que les projections climatiques sont inutiles, mais que la prudence s’impose dans l’interprétation des simulations climatiques du futur. De grands ensembles de simulations provenant de nombreux modèles sont comparés afin de déterminer les caractéristiques climatiques futures communes à de nombreux modèles et d’assurer ainsi la robustesse des approximations modélisées. Cela est essentiel pour comprendre la différence entre les prévisions météorologiques et les projections climatiques. Les prévisions météo portent sur deux semaines, au mieux, et prévoir la météo du 18 juin 2045 est une idée farfelue. La question à laquelle les modèles climatiques tentent de répondre est la suivante : quelle sera la normale climatique du mois de juin 2045? Pour trouver une réponse ou du moins s’en approcher, on pourrait lancer des centaines de simulations de l’année 2045 à partir d’un modèle climatique. Compte tenu de la variabilité naturelle, ces simulations seraient légèrement différentes les unes des autres et nous ne saurions toujours pas quel temps il fera le 18 juin 2045. En revanche, en faisant la moyenne des résultats, nous serions en mesure d’estimer, avec une certaine incertitude, la température et la précipitation moyennes. Ces normales climatiques futures contribuent à une meilleure compréhension des impacts des changements climatiques sur les écosystèmes, les infrastructures et la production hydroélectrique.
La cascade d’incertitudes des scénarios climatiques
Les étapes habituelles de l’élaboration d’un scénario climatique sont les suivantes :
- Sélectionner un ou plusieurs scénarios d’émissions de gaz à effet de serre
- Sélectionner un ensemble de modèles climatiques globaux (MCG)
- Réduire l’échelle des simulations de l’ensemble des MCG au moyen de modèles régionaux ou de méthodes statistiques
- Lancer un modèle d’impact, par exemple un modèle hydrologique, à l’aide des simulations à échelle réduite
Du point de vue de la science, cette séquence constitue la meilleure méthode connue d’évaluation des impacts des changements climatiques. Cependant, du point de vue du processus décisionnel, elle laisse à désirer.
Dans l’élaboration du scénario, chaque étape comporte un certain degré d’incertitude. En tant que scientifiques, nous voulons que ces incertitudes se reflètent autant que possible dans les résultats. En tenant compte de toutes les inconnues, nous obtenons une vaste fourchette de résultats possibles, ce qui complique la vie des ingénieurs et des décideurs, dont de nombreuses décisions reposent ultimement sur un seul chiffre. Mais choisir une seule valeur suppose qu’on choisit aussi un seul scénario d’émissions, un seul modèle, une seule méthode de réduction d’échelle, etc. Les climatologues n’ont pas encore trouvé un moyen scientifiquement justifiable de faire ces choix, si bien que les décideurs sont laissés à eux-mêmes et que les données climatiques sont souvent écartées parce que jugées impraticables.
Même si un décideur finit par choisir un scénario unique, il sera très facile pour d’autres de critiquer ou de rejeter les résultats. Comme le processus d’élaboration du scénario est une chaîne, tout maillon faible peut la briser. On pourrait avancer que le scénario est trop optimiste ou trop pessimiste, que le modèle climatique choisi est faible ou que le modèle d’impact comporte des lacunes. Toute approche séquentielle pour l’élaboration d’un scénario climatique est intrinsèquement fragile puisque sa crédibilité repose sur une série d’hypothèses interreliées. Il est très facile de rejeter les résultats en mettant en doute une seule étape de l’analyse, ce qui laisse les décideurs dans une position précaire.
Prise de décision robuste
L’élaboration du scénario classique peut se décrire comme étant un processus qui, pour parvenir à une conclusion, doit d’abord établir des hypothèses acceptées concernant les émissions de GES, les modèles, la méthode de réduction d’échelle, etc. Les chercheurs qui étudient la science décisionnelle proposent plutôt le schéma suivant : au lieu de discuter des hypothèses pour parvenir à une entente, il vaut mieux discuter des décisions à prendre (Kalra et al., 2015) en s’appuyant sur l’analyse de la sensibilité des performances au climat. À la différence des études de sensibilité traditionnelle, cette approche explore toute la gamme de valeurs plausibles pour chaque variable incertaine (les variables pour lesquelles il est difficile, voire impossible de s’entendre).
Par exemple, disons qu’une entreprise veut investir dans une nouvelle centrale hydroélectrique. La décision d’investir ou non reposera sur les coûts et les revenus attendus, qui seront fonction du prix de l’électricité sur le marché. Or le prix de l’électricité dépend de la demande, des prix du gaz naturel et du charbon, des subventions, de la réglementation environnementale, etc., et ne peut être prévu à long terme avec précision. La U.S. Energy Information Agency (EIA) publie tous les ans ses prévisions des prix de l’électricité selon divers scénarios : faible prix de la future énergie nucléaire, prix du pétrole élevés, prix du charbon faibles et autres scénarios politiques, technologiques et économiques.
Au lieu de s’entendre sur le scénario de prix qui se produira, on pourrait calculer les revenus d’une vaste fourchette de prix et poser la question suivante : « Dans quelle fourchette de prix futurs la construction de la centrale est-elle un bon investissement? » Avec la question ainsi formulée, il est plus facile pour les décideurs de trouver un terrain d’entente. À partir de là, on peut examiner les scénarios de prix de l’EIA pour voir lesquels conduiraient à un mauvais investissement, puis élaborer des plans B pour se protéger contre les risques.
Le modèle de prise de décision robuste (PDR) s’inscrit dans cette méthode axée sur la décision concertée, qui permet de raffiner les solutions jusqu’à ce qu’elles couvrent un vaste éventail de futurs possibles, ce qui en assurera la robustesse. Dans la première étape de la PDR, les experts, les parties intéressées et les décideurs discutent et formulent la décision selon le cadre XLMR :
- X
- Les inconnues sur lesquelles le décideur ne peut exercer aucune influence, p. ex., les débits sur la durée de vie de l’infrastructure, les futurs prix de l’énergie, les nouvelles technologies, les fluctuations de la demande, etc. Souvent, ces variables incertaines décrivent l’état futur du monde.
- L
- Les leviers sur lesquels le décideur peut agir, c’est-à-dire les options et stratégies à sa portée, comme la mise à niveau de la centrale ou le statu quo.
- M
- Les mesures ou paramètres de rendement servant à évaluer et à prioriser les stratégies, par exemple, le rendement du capital investi, la fiabilité, la sécurité, les impacts environnementaux, etc.
- R
- Les relations entre les leviers, les incertitudes et les mesures, soit la logique qui lie ensemble tous les éléments. Dans le contexte de l’hydroélectricité, cela comprend habituellement les modèles hydrologiques et hydrauliques, les courbes d’efficacité des turbines, la dépendance des prix du marché à la température, etc.
Une fois les éléments X, L, M et R déterminés, les analystes effectuent des milliers de calculs utilisant les relations (R) pour calculer les mesures (M) en fonction des leviers (L) pour l’ensemble des valeurs plausibles des variables incertaines (X). Les décideurs examinent ensuite les résultats afin de cerner les leviers qui procurent des rendements acceptables pour un vaste éventail de valeurs plausibles pour les variables incertaines.
Application aux investissements hydroélectriques
Ce projet illustre l’application de la méthode PDR à deux cas de prise de décision dans le secteur hydroélectrique : déterminer le nombre de turbines qu’il faut mettre à niveau dans une centrale existante et dimensionner une nouvelle centrale. La démonstration est une version simplifiée d’un véritable processus décisionnel, mais elle nous permet d’intégrer l’information sur les changements climatiques.
Des discussions avec des ingénieurs et des cadres de Manitoba Hydro et d’Hydro-Québec ont permis de créer le diagramme suivant, qui relie les éléments du cadre XLMR.
Les variables climatiques incertaines (X) sont les changements dans la précipitation annuelle moyenne, le cycle annuel de précipitation et la température annuelle moyenne sur le bassin versant alimentant la centrale, auxquelles s’ajoutent les incertitudes liées au marché, soit les prix futurs de l’énergie et les taux d’actualisation sur la période d’amortissement. Il s’agit donc de cinq variables incertaines que nous examinons à l’intérieur d’une fourchette fixe. Par exemple, nous prenons en considération des variations de température allant de -1°C à +6°C, avec des incréments de 1°C, et des variations de la précipitation annuelle allant de -20 % à 50 %. Dans la pratique, une façon d’appliquer ces variations est de prendre les données météorologiques observées pendant 30 ans et de les perturber selon un incrément de température fixe ou un facteur de multiplication de la précipitation.
Les leviers (L), ou options, que les décideurs veulent comparer sont étroitement liés au type d’investissement à l’étude. Dans le cas de Manitoba Hydro, il s’agit de mettre à niveau les turbines d’une centrale existante. Quant à Hydro-Québec, nous examinons la construction d’une nouvelle centrale, et les leviers portent sur la capacité totale installée et le marnage.
Les mesures (M) utilisées pour évaluer et comparer le rendement des options d’investissement sont les suivantes : le débit en rivière moyen (à titre d’information seulement, puisque les options d’investissement n’influent pas sur le débit), la production d’énergie, le taux de rendement interne (TRI) et la valeur actuelle nette (VAN). Le TRI et la VAN dépendent du prix auquel l’énergie produite par la centrale peut être vendue. Ici encore, comme le prix de l’énergie est une variable incertaine, nous devons calculer le TRI et la VAN pour une fourchette de futurs prix de l’énergie.
Les relations (R) consistent en des modèles hydrologiques, des modèles de production d’énergie et des formules économiques que nous utilisons pour convertir les variables et paramètres incertains (dont les coûts d’investissement) en valeurs mesurables. Ces calculs se font dans quatre ou cinq dimensions et génèrent de grandes matrices. L’application Web permet de mieux visualiser ces données.
Atténuer le regret
$$ R_l^s = \max_i M_i^s - M_l^s $$
Le regret est une notion souvent utilisée dans la science décisionnelle. Il désigne la différence entre le levier choisi par le décideur dans un futur donné et le levier le plus performant dans ce futur. Par exemple, supposons que l’hypothèse de départ pour la mise à niveau des turbines est le statu quo, donc aucune mise à niveau. Dans un monde où les températures se réchauffent de 2°C et les précipitations augmentent de 10 %, nous déterminerons les leviers qui offrent le meilleur rendement, par exemple au moyen de la VAN, puis comparerons ces résultats à ceux du statu quo pour le même avenir. Le regret correspond à la différence entre les deux valeurs, qui est nécessairement positive puisque si la meilleure option demeure le statu quo, le regret est nul. En déterminant le regret pour tous les futurs possibles, nous arrivons à déterminer le levier qui minimise le regret pour un vaste éventail de futurs prenant en compte les incertitudes au sujet de l’avenir, ce qui assure la robustesse de la démarche.
Par exemple, le tableau ci-dessous montre les états du monde dans lesquels les options A, B et C minimisent le regret. Pour chaque option, un paramètre est établi pour une fourchette de changements de température et de précipitation, comme on le voit sur la grille. L’option la plus rentable pour chaque état futur s’affiche sur les zones colorées. L’option A est la meilleure option pour les fortes hausses de température et de précipitation, l’option C pour les faibles hausses de température et les fortes hausses de précipitation et l’option B donne un résultat entre les deux. Dans cet exemple, on pourrait avancer que l’option B est la plus robuste, car elle ne comporte aucun regret pour un vaste éventail d’états futurs, y compris l’absence de changements dans la température et la précipitation.
Avis d’experts
Jusqu’ici, la méthode PDR ne tient pas compte des évaluations d’expert au sujet de l’avenir; les projections des modèles climatiques, les prix de l’énergie et les projections financières n’influent pas sur les résultats. Cela est voulu pour éviter d’avoir à s’entendre sur les hypothèses, un enjeu typique des études d’impact basées sur des scénarios. L’avis d’experts est néanmoins valable et le jugement d’experts en ce qui a trait aux variables incertaines est présenté sous forme de marqueurs, comme on le voit ci-dessous (Brown et al, 2012). Le choix d’utiliser ou non cette information revient aux décideurs.
Bibliographie
- Kalra, N., Hallegate, S., Lempert, R., Brown, C., Fozzard, A., Gill, S., and Shah, A. (2014). Agreeing on Robust Decisions New Processes for Decision Making Under Deep Uncertainty, The World Bank, Policy Research Working Paper #6906.
- Brown, C., Ghile, Y., Laverty, M., & Li, K. (2012). Decision scaling: Linking bottom-up vulnerability analysis with climate projections in the water sector. Water Resources Research, 48(9).